Travestie et engagée

Cupidon a décoché ses flèches magiques et a fait naitre la passion.

J’ai aimé Jules à la première seconde où je l’ai aperçu. Nos regards se sont croisés et j’ai pris conscience de l’imminence de ma renaissance. Il est mon sauveur, celui qui me guidera vers la liberté !

Ma vie n’avait été jusque-là qu’une véritable imposture !

Je ne suis qu’une vulgaire aristocrate en apparence, respectueuse des convenances, mariée à un Baron sans ambition et de surcroit, atteinte de bâtardise par ma mère simple couturière, et orpheline de père.

J’avais espéré d’autres projets pour mon avenir que celui de châtelaine lorsque, soucieuse de mon bien-être, ma grand-mère paternelle, aristocrate éclairée et responsable de mon éducation après la mort prématurée de mon père, m’avait initiée à la lecture et la culture. Le monde s’était alors ouvert à moi et avait forgé de belles convictions innovantes sur des valeurs républicaines. Voltaire, Montesquieu et Rousseau avaient éveillé ma conscience sur le combat qu’il me faudrait mener un jour pour lutter contre les inégalités.

J’avais grandi dans ce monde virtuel, au travers de mes lectures, dans une magnifique demeure bourgeoise et au contact savoureux de la ruralité. Les coutumes paysannes avaient accompagné ma douce enfance. Je côtoyais la simplicité d’un monde sans artifice heureux de vivre malgré la misère qui y régnait parfois, en opposition à l’opulence de la population de mon rang.

Pourquoi ma chère grand-mère, avant de me quitter pour rejoindre les cieux, n’avait-elle pas eu le temps de terminer mon éducation ? Pourquoi ne m’avait-elle pas permis de partir voler de mes propres ailes quand il était encore temps ? Je savais au fond de moi que je deviendrais célèbre, que je porterais mes idées au service de la littérature. J’en avais la profonde et l’intime conviction.  

J’avais rêvé à maintes reprises qu’elle me lance joyeusement un : « il est temps, ma chère Aurore, que tu partes découvrir le monde et vivre ta vie de femme épanouie ! »

Mais elle m’a quittée un matin d’automne, sans même me saluer, sans un conseil ni un mot d’encouragement, m’abandonnant à mon seul chagrin.

Quelque temps plus tard, lasse de ma solitude dans la grande maison vide et sans saveur, j’avais accepté d’épouser Casimir Dudevant, le premier homme d’un rang aisé qui m’avait assuré protection et sérénité.  

Malgré tout l’amour que je porte à Maurice et Solange, mes deux enfants issus de mon mariage, je peine à supporter mes servitudes à l’égard de mon mari. Je m’ennuie et refuse de continuer à subir les interdits liés à ma condition de femme.

J’aime Jules Sandeau et il m’aime aussi. Mais ce que j’ignore encore, c’est que de lui je ne me souviendrai plus tard que d’une partie de son nom.

En attendant ma décision est prise, tous ensemble, nous partons !

À l’aube du XIXe siècle, les lumières ont éclairé nos esprits, mais le chemin est encore long, notamment sur la condition de la femme. Avec Jules, nous changerons le monde, nous écrirons des articles de presse, des romans.

Mais je devrai m’imposer dans un monde essentiellement masculin. Je refuse de rester dans l’ombre de mon homme. Je n’écrirai pas en son nom. Mais comment faire entendre ses opinions politiques lorsque l’on s’appelle Aurore Amantine Dupin de Francueil et que l’on vient de Nohant-Vic, une bourgade située en pleine campagne ?

Pour me faire entendre, dans un monde d’homme, je prendrai un nom d’homme.

L’amour me donne des ailes. Je couche sur le papier mes ressentis, mes émotions, mes projets. Mon cerveau en ébullition réfléchit à donner un sens à ma vie. Je prendrai la plume pour dénoncer la misogynie. J’encouragerai les femmes s’affranchir des soumissions et à prendre leur indépendance financière et sexuelle. Je déteste les robes et les talons. J’écrirai l’« histoire de ma vie » un roman dans lequel je militerai pour le port du pantalon.

Bien plus tard, j’exploserai mon talent dans un ouvrage célèbre : « La mare au diable ».

Mon nom sera George Sand.