Je viens de fêter mes sept ans.
Avec mes copains de classe, nous rentrons de l’école. Ensemble, nous nous dirigeons vers la maison qui se situe quelques rues plus loin. Puis chacun prend une destination différente en se saluant de la main. Mes camarades retrouvent leurs parents, leurs frères, leurs sœurs. Moi, je rejoins ma famille d’accueil.
J’ai vu le jour un 25 janvier 1967. Quelques mois plus tard, mon père nous quittait ma mère et moi. Puis, elle aussi a fini par m’abandonner.
Je suis logé et nourri dans ma troisième famille depuis ma naissance. Je ne garde aucun souvenir de mes précédentes, juste quelques bribes de décor et d’événements flous. J’ai rejoint cette famille dans ma troisième année. J’y mène une enfance paisible. Je ne suis pas malheureux. Je ne suis pas victime de maltraitance et je mange à ma faim.
Mes parents de substitution ont deux garçons que j’aime bien. Je suis un peu plus âgé qu’eux et nous jouons ensemble dans la cour. Nous vivons dans une petite maison de briques rouges qui dispose d’un espace extérieur. En fin de journée, nous récupérons le broc et traversons la route pour aller chercher le lait tout chaud de la traite des vaches à la ferme d’en face. Cette exploitation appartient à leurs grands-parents.
Leur père est un homme gentil, courageux et souvent absent. Il part très tôt chaque matin pour se rendre à son travail et donne aussi un coup de main dans l’étable et les champs, le soir et le week-end.
Dans notre maison, je possède ma propre chambre au fond du couloir. Elle se présente sous la forme d’une pièce étroite, équipée d’un lit et d’une armoire sommaire dans laquelle sont rangées mes quelques affaires. Mon espace est dénué d’artifice. Aucune décoration n’égaye les murs, ni bibelot ou objet personnel destinés à accueillir un jeune enfant. Mais c’est la mienne, elle m’appartient. Elle dispose d’une fenêtre dont trois petits carreaux sont cassés. Un morceau de plastique transparent les remplace. L’hiver, j’ai souvent froid, car lorsque la température descend au-dessous de zéro, je me réveille le matin en contemplant le gel sur les vitres glacées.
Je possède peu de jouets. Mes parents de substitution m’en offrent un durant les fêtes de fin d’année. Ma mère réquisitionne ma chambre au mois de décembre, pour y cacher les cadeaux destinés à ses propres enfants qui seront déposés plus tard sous le sapin. Eux croient au père Noël. Moi je sais déjà qu’il ne s’agit que d’une gigantesque mascarade. Exclu de la magie, le petit bonhomme que je suis garde le secret, ne dit rien et veille sur les paquets emballés. Puis, le 25 décembre, les yeux écarquillés, les deux jeunes garçons qui partagent mon quotidien déchirent avec frénésie le papier coloré. Cela me plaît de les contempler même si je ne me sens pas concerné.
Je ne reçois pas d’affection de mes parents de substitution. Je sais que je ne fais pas partie de leur famille, que je ne suis pas leur enfant. Ils me prodiguent les soins nécessaires sans tendresse ni câlins. Ils ne m’enlacent jamais, ne me racontent pas d’histoires fantastiques ou imaginaires et ne me font pas de bisou le soir avant de m’endormir.
Je me sens pourtant en sécurité dans cette famille unie et agréable bien que j’attire peu l’attention. Cela ne me peine pas, car je ne connais pas le sentiment d’être aimé. Je ne l’ai jamais vécu depuis ma naissance. Je trouve donc ma situation normale et n’en souffre pas. Je ne pense jamais à ma mère biologique, celle qui m’a mis au monde. Je ne reçois aucune correspondance ni visite de sa part. Elle n’existe pas dans mon esprit. Mes parents de substitution m’ont expliqué un jour que je ne suis pas leur fils. Ma génitrice m’a déposé chez eux pour partir vivre loin de moi. J’ai accepté et intégré cette situation.
Il n’y a pas d’école maternelle dans notre village. J’ai donc débuté ma scolarité en cours préparatoire à l’âge de six ans. J’apprends à lire et à écrire et je m’amuse avec mes copains. Nous nous retrouvons chaque matin et effectuons le trajet ensemble.
Je suis gentil, poli, très sage et je m’applique bien. J’obtiens un premier prix en classe. On me fait monter un soir sur une estrade dans un chapiteau dressé pour l’événement, afin de recevoir une première gratification pour mon excellent travail et mon bon comportement. Je suis impressionné par le public constitué d’hommes et de femmes que je distingue plus bas, les yeux rivés sur moi et qui me congratulent par leurs applaudissements. Je ne suis pas habitué à être intéressant pour les autres, à ce qu’on s’occupe de moi. Cette situation me met mal à l’aise. J’ai hâte de retrouver mon anonymat.
Dans ma famille d’accueil, nous recevons la visite des grands-parents, des oncles, des tantes, des cousins et des cousines. Je suis heureux en leur compagnie. Je mène une enfance tranquille avec l’ombre pourtant d’une histoire mystérieuse que je suis seul à porter.
Arrivé près de la maison au détour du croisement, cartable sur le dos, je cours très vite la rejoindre. Je pousse la barrière du jardin et me précipite vers la lourde porte d’entrée. Puis je pénètre dans le vestibule.
Alors que je me débarrasse de mes chaussures et de mon manteau pour les ranger dans le placard, je perçois des sons de voix qui proviennent du salon. Je tends l’oreille et me rends compte que ce sont des paroles d’adultes.
En pénétrant dans le salon, je remarque deux personnes que je n’ai jamais rencontrées : une petite dame d’une vingtaine d’années accompagnée d’un monsieur beaucoup plus âgé qu’elle. Ils ont l’air d’attendre quelqu’un et me dévisagent dès qu’ils m’aperçoivent. Ma mère de substitution me rejoint, silencieuse. L’inconnue s’avance près de moi, m’observe de haut en bas. L’homme reste muet et impassible.
Mon corps se tend, effrayé par cette étrange intrusion. Puis, la femme s’approche de moi et m’annonce avec une grande brutalité :
« Je suis ta maman et tu pars avec nous ! »
Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je me sens minuscule, innocent, posé au milieu de la pièce sur mes petites jambes frêles et tremblantes, muet de surprise. Je réalise alors que j’ai en face de moi une inconnue qui prétend être ma mère. Je suis incapable de remuer et je ne dis pas un mot. Mes yeux s’embrument, je n’ose pas la regarder. Je perçois des conversations que je ne comprends pas. Puis, on me prépare à la hâte quelques affaires. Je vois mon armoire se vider de son contenu. Mon modeste paquetage terminé, cet homme et cette femme m’emportent avec une extraordinaire rapidité. Les deux étrangers me prennent par la main et je quitte, terrifié, ma famille d’accueil, ma vie d’enfant, ma chambre, mes copains, mon école, mes repères…
En état de choc ! Ma vie bascule d’un simple claquement de porte d’entrée. Les deux inconnus m’installent à l’arrière de leur grosse voiture !
La suite dans le livre …