Troublante disparition

Je me suis réveillé aux aurores et de mauvaise humeur ce matin-là en songeant à la journée qui s’annonçait. Celle-ci était toute tracée, et la perspective de mon quotidien me répugnait. Je quitterais ma chambre avant le lever du soleil, les cheveux hirsutes et les traits tirés, et rejoindrais la cuisine où ma mère insomniaque, dans son horrible pyjama, accueillerait mon entrée par un flot de paroles incessantes. Je supporterais ses plaintes et gémissements, et percevrais d’une oreille distraite ses éternels problèmes existentiels. Ce monologue m’ennuierait encore et encore, me contraignant à subir la redondance de son discours, pendant que j’avalerais sur le pouce un café avant de me rendre dans la salle de bain.

La dépression de ma mère s’était aggravée depuis le départ de mon père, un an plus tôt. Je ne savais pas si je devais juger l’acte de ce pauvre homme, le haïr de nous avoir abandonnés, ou le comprendre. Papa et moi endurions depuis des années la folie de maman. Cette ambiance pesante avait eu raison de tous les efforts d’un mari épuisé qui avait finalement baissé les bras, préférant jouir d’une existence en solitaire, mais avec l’assurance de plus de tranquillité.

Sa décision de quitter la maison avait été salutaire car je craignais que cette histoire ne se retrouve dans la page des faits divers du journal local. Combien de fois avais-je observé la colère de mon père monter lorsque ma mère laissait exploser ses démons ! Je vivais avec la peur qu’il perde le contrôle et qu’un regrettable drame se produise. Le jour de son départ, il m’avait proposé de l’accompagner, de partir vivre chez lui, mais je n’avais pu m’y résoudre par souci de loyauté. Abandonner ma mère avait été au-dessus de mes forces.

Nous avions néanmoins conservé quelques contacts téléphoniques épisodiques et il m’arrivait parfois de lui rendre visite quand je passais dans son quartier.

La responsabilité de l’état psychologique de ma mère m’était donc revenue et je me sentais maintenant seul et dépourvu d’idées pour remédier à sa dépression. Mais je tentais de l’accompagner du mieux que je pouvais, souvent à mon tour démuni et anxieux face à cette maladie qui l’éteignait petit à petit et dont elle n’avait nullement conscience. Son déni l’obstinait à refuser quelque traitement que ce soit qui aurait pu l’aider à surmonter ses angoisses.

Ce matin-là, j’ai donc enfilé mes pantoufles et j’ai pris les escaliers, inquiet à l’idée de découvrir de nouvelles doléances, pour me rendre au rez-de-chaussée.

Alors que je pénétrais dans la cuisine, je n’ai pas vu ma mère s’affairer à se préparer des tonnes de café comme à l’habitude. La pièce était vide et en désordre du repas de la veille. La vaisselle jonchait l’évier, envahie de traces de nourriture desséchée. Des bouteilles d’alcool vides traînaient sur la table. Il régnait une odeur de renfermé et de tabac froid qui me prit au nez et me força à ouvrir la fenêtre pour respirer un air plus acceptable.

J’ai fait le tour de la maison. Personne. Dans la chambre, le lit de ma mère n’avait pas été défait. Cette situation m’a interpellé, car elle n’avait pas l’habitude de recevoir ni de sortir le soir, préférant s’abreuver d’émissions de télévision de toute sorte, un verre à la main, son paquet de cigarettes sur l’accoudoir du fauteuil, pour se soustraire de son quotidien morne et désespérant. Les histoires toutes échappées de l’écran lui octroyaient une nouvelle existence par procuration.

Pourtant, en observant de plus près, j’ai constaté que l’évier contenait deux assiettes et plusieurs verres à vin. Quelqu’un avait dîné avec maman.  Je me suis posé la question de savoir qui avait bien pu passer la soirée avec elle. La veille au soir, j’étais rentré plus tard que d’ordinaire et avait bien perçu quelques bribes de conversation que je croyais issues du poste de télévision.

Je me suis réjoui intérieurement à l’idée que ma mère puisse rependre un semblant de vie sociale et ne me suis pas préoccupé davantage des raisons de son absence. Je me suis même senti plutôt soulagé de ce répit. Combien de fois avais-je eu envie que ma mère disparaisse, me laisse tranquille et arrête de me pourrir la vie ? Combien de fois avais-je pensé à l’abandonner, à partir m’installer loin d’elle, à l’oublier ? J’avais de plus occasionnellement, avec une pointe de culpabilité, souhaité sa mort, pour me délivrer, tant la situation était difficile à vivre.

Par acquit de conscience, j’ai quand même décidé d’appeler mon père pour lui signaler l’absence de maman, car je savais qu’elle partait de temps en temps rôder près de son domicile, ce qui le mettait toujours dans un état de fureur indescriptible.  Peut-être l’avait-il aperçue errer dans son quartier ? Ou pire, peut-être l’avait-il croisée devant chez lui ? Et dans ce cas, je craignais la catastrophe. Je savais à quel point elle l’avait excédé durant toutes ces années au point qu’il aurait certainement souhaité la faire taire, par n’importe quel moyen.

Après quelques sonneries dans le vide. J’ai raccroché. À six heures du matin, mon père devait être encore couché. Je me suis alors affairé à remettre un peu d’ordre dans la cuisine, puis je suis remonté me préparer.

Quand je suis sorti de la maison, le jour se levait. J’ai démarré ma voiture et suis parti sur mon lieu de travail.

Dans l’après-midi, j’attendais quelques nouvelles de maman. J’avais pour habitude en consultant mon téléphone, de constater de nombreux appels manqués, une forme de harcèlement quotidien et inutile pour me demander à quelle heure je rentrerais ou me raconter quelques ragots de voisinage sans intérêt. Mais là, rien. Pas le moindre SMS. Les heures passant, l’inquiétude a grandi. Je me suis rendu compte que la situation n’était pas normale. Où pouvait-elle bien être ? Que faisait-elle ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Un accident ? Je ne pouvais rester attentif à mes activités professionnelles et le soir venu, j’ai regagné, un peu angoissé, le domicile désespérément vide.

Ce n’est qu’à la nuit tombée, après avoir tenté à plusieurs reprises de joindre ma mère, après avoir effectué un petit sondage auprès de mes voisins qui ne l’avaient pas croisée, après avoir appelé mon père et être tombé sur sa messagerie, que je me suis rendu à l’évidence. Elle s’était bel et bien évaporée.

J’ai alors pris la décision de prendre contact avec les services de police pour signaler sa disparition.

J’ai dû attendre plus de 48 heures avant l’ouverture d’une enquête. Livré à moi-même, j’ai scruté chaque pièce de la maison à la recherche du moindre indice qui m’aurait permis de la localiser, mais je n’ai rien trouvé qui me mette sur la voie. La police ne m’a pas aidé davantage. Tout individu majeur a le droit de disparaître sans laisser de traces. Malgré la description de l’état psychologique de ma mère, aucune enquête approfondie n’a été initiée. Le dossier a simplement rejoint le fichier des personnes disparues.

Il y avait quand même la visite de cet inconnu, la veille de sa disparition. je me demandais qui pouvait être cet homme ou cette femme que ma mère avait invité et qui avait diné chez nous. Que s’était-il passé ce soir-là ?

Les jours et les semaines ont passé, sans aucune nouvelle. Le mystère de cette disparition restait entier et incompréhensible. Petit à petit, je me suis rendu compte que je n’étais pas si pressé de retrouver ma mère. Mon père ne semblait pas non plus se soucier de sa disparition. Je lui avais laissé bon nombre de messages et il ne m’avait même pas rappelé pour en savoir davantage. Son mutisme avait d’ailleurs provoqué un sentiment suspicieux. Avait-il quelque chose à voir avec sa disparition qu’il ne veuille pas m’avouer ?

Peu à peu, je me suis réapproprié les plaisirs simples de la vie et la tranquillité. J’ai apprécié de ne plus côtoyer un père peu enclin à assumer ses responsabilités et une mère délirante impossible à soigner.

La maison s’est mise à revivre. J’ai récuré chaque pièce du sol au plafond pour les débarrasser de l’odeur nauséabonde qui persistait depuis quelques jours.  Je me suis débarrassé d’une partie du bric-à-brac accumulé par maman. J’ai réorganisé le salon, réaménagé la cuisine. Je me suis même lancé dans quelques travaux de peinture et j’ai remplacé certains de nos vieux meubles désuets par d’autres plus actuels.

J’avais décidé de stocker le mobilier et les bibelots anciens dans la cave située au sous-sol de la maison. Je connaissais bien cet endroit qui avait été mon refuge durant de nombreuses années. Je m’y étais aménagé un espace discret et plutôt coquet où j’allais me cacher pour échapper aux disputes virulentes de mes parents lorsque j’étais plus jeune. Il me plaisait de m’allonger sur le vieux canapé que j’y avais installé pour méditer ou simplement me ressourcer. Depuis la séparation de mes parents, je n’avais plus ressenti le besoin d’y retourner.

Mais impossible de retrouver les clés de mon ancien havre de paix. Elles avaient disparu. Les vieilleries ont donc élu domicile dans l’ancienne chambre de maman, dans l’attente de mettre la main sur le mystérieux trousseau volatilisé.  

Mon quotidien est devenu plus léger. Je me suis surpris à sourire plus souvent, à faire quelques connaissances et à reprendre une vie sociale. J’ai pris davantage soin de moi et de mon apparence. J’ai continué à me lever tôt, mais je partais effectuer quelques foulées dans mon quartier encore endormi avant de me préparer mon petit déjeuner. Mon désir d’explorer de nouvelles saveurs s’est réveillé comme par miracle. Je me suis mis à cuisiner, à me régaler de mets les plus goûteux les uns que les autres. J’ai commencé à recevoir quelques amis à dîner.

J’ai tenté de joindre mon père à plusieurs reprises, en vain. Je me suis même rendu à son domicile où j’ai trouvé la porte close. Un de ses voisins m’a parlé d’un projet de voyage évoqué durant une banale conversation avec lui. Il m’a aussi parlé d’une femme qui avait l’air de s’être installée chez lui avant son départ. Apparemment, il avait refait sa vie. Heureux de cette nouvelle, j’ai décidé d’attendre son retour pour le recontacter.

Malgré la réalisation de mes travaux, une odeur désagréable persistait dans la maison. J’étais certain qu’elle provenait de la chambre de maman qui avait uniquement servi de local de stockage depuis sa disparition. Chaque jour qui passait amenuisait en moi l’espoir de la revoir. J’ai donc pris la décision de me débarrasser du reste de ses affaires. Je devais avancer dans mon deuil et me tourner vers un avenir nouveau.

Alors que je triais une pile de papier divers et variés, mon attention s’est arrêtée sur une lettre destinée à mon père. Celle-ci était partiellement déchirée, rendant illisible la signature de son auteure mais j’ai aussitôt reconnu l’écriture de maman. Cette lettre semblait avoir été un brouillon car elle contenait de nombreuses ratures et était datée du jour de sa disparition.

Son contenu me sidéra. Il s’agissait bien d’une invitation à dîner, non pas de la part de ma mère mais de MOI !

J’ai tout de suite compris le subterfuge de maman, se faisant passer pour moi, pour attirer mon père et tenter de le reconquérir. J’ai imaginé la colère de celui-ci en découvrant la traitrise, les supplications de la pauvre femme éplorée, la montée de haine de papa, la violence des mots et peut-être l’incapacité à garder le contrôle.

Papa aurait-il tué maman avant de partir ? j’ai tenté de chasser cette supposition de mon esprit, bien qu’elle me paraisse réalisable. Cela expliquerait sa fuite. Mon père se cacherait quelque part, submergé par la honte de s’être laissé emporté et le remord de son acte odieux.

Dans ce cas, où se trouverait le corps de maman ?

 Deux mois plus tard, vers six heures du matin, alors que j’étais profondément endormi dans ma chambre à coucher, un bruit sourd m’a sorti brusquement de mon sommeil. Quelqu’un tambourinait violemment à la porte d’entrée. J’ai quitté mon lit à la hâte, et après avoir dévalé les escaliers, j’ai découvert sur le perron une horde de policiers qui ont fait irruption dans le vestibule.

« Monsieur X, conformément à l’article…, je vous informe que vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de votre père, monsieur X. Vous avez le droit de garder le silence… »

Plaqué au sol et menotté, je me suis laissé faire, totalement abasourdi. Couché sur le ventre, les mains dans le dos, j’ai distingué les officiers qui commençaient à s’affairer sur les lieux ainsi que le son d’une voix familière qui s’échappait du bruit de pas assourdissant. Je l’ai reconnue aussitôt. C’était celle de ma mère qui se trouvait là, à quelques mètres de moi, vociférant des paroles que je peinais à comprendre :

« Oui, c’est lui, monsieur l’agent ! C’est bien lui qui l’a tué ! je l’ai vu de mes propres yeux. Mon fils est devenu fou ! Il a assassiné son père avec un couteau et l’a déposé à la cave, situé au sous-sol de la maison. Tenez, voici les clés ! Vous pouvez aller vérifier !